Comment les enfants peuvent-ils s’approprier la lecture ? Compte rendu du café-débat de septembre 2025
I
Invitées :
Eveline CHARMEUX, Agrégée de grammaire classique et moderne, Spécialiste de l’apprentissage du français et de la lecture
Auteure d’essais pédagogiques
Nadine LANNEAU, Professeure documentaliste à la retraite,
adhérente de l’Association Française pour la Lecture (AFL) – Membre du CA de Café’in, bénévole à la Médiathèque de Saint Orens (Entraînement lecture)
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Salle Jean Dieuzaide,
Maison des associations
42 Av. Augustin Labouilhe, Saint-Orens
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Posons les termes du débat
Eveline Charmeux a posé la question : « Apprendre à lire ou s’approprier la lecture ? »
Ce sont deux conceptions du problème complètement opposées car si le travail se fait avec les élèves, il faut envisager soit
- qu’ils absorbent des connaissances
- soit qu’ils se transforment à partir des connaissances qu’on leur donne.
Dans la seconde conception, remarquons que les enfants sont plus actifs, s’engagent de fait, plus, que dans la première.
On peut par conséquent dire qu’alors que leurs enseignant.e.s les enseignent en général par des moyens appropriés, des méthodes pour les amener à lire, il faut, pour que tout cela fonctionne, que les enfants de leur côté, s’approprient de manière active cet enseignement d’une manière propre à chacune et à chacun. Il faut que les enfants s’y engagent de manière volontaire.
Car le savoir se construit et ce sont les enfants eux-mêmes qui construisent leur savoir.
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L’apprentissage de la lecture hier et aujourd’hui : deux contextes, des différences
Un fait majeur : de nos jours, les écrits sont partout présents autour des élèves. Jadis non.
Jadis l’enseignant apportait de l’écrit à l’école. Il devait même le fabriquer lui-même.
Aujourd’hui on peut utiliser en classe, les écrits omniprésents partout. Les élèves sont même noyés dans ces écrits. On doit donc très tôt dès la maternelle changer d’optique par rapport à autrefois : avant de les enseigne, aider les élèves à se poser des questions sur ces écrits. Leur montrer que l’écrit est partout, que cet écrit, ils vont devoir le comprendre.
Eveline Charmeux, quand elle était formatrice en institut de formation des instituteurs et institutrices à l’IUFM de Toulouse, amenait les élèves de la classe d’application, dans la rue, découvrir les affiches de la mairie de Toulouse que l’on rencontrait partout : par exemple, les élèves étaient attirés par l’image d’un gros balai de sorcière et elle leur montrait qu’il y avait écrit : « Balayons nos habitudes ! ».
- D’où questionnement sur la signification à la fois de l’image et du texte. Plusieurs élèves interprétaient à leur manière : « Il faut avoir l’habitude de balayer ! » Effectivement, ils voyaient leur mère balayer souvent…
- Se faisait alors tout un travail sur la métaphore sans dire le mot technique. D’où un travail sur l’ordre des mots, toujours sur le sens, comment ces mots si on en changeait l’ordre pouvait changer le sens. Important pour sortir d’une première impression. On ne peut le faire avec des mots isolés, hors contexte.
- Important alors le travail sur l’orthographe de ces mots, à fixer très tôt car ces connaissances sont essentielles pour la lecture et en parallèle, pour l’écriture. Ce qui implique que la lecture soit dès le début une lecture silencieuse avec les yeux. En lisant avec les yeux, on voit les différences entre les mots et on retient leur forme.
A l’extérieur, Eveline Charmeux utilisait les affiches de la rue et dans l’école, les affichages sur les conseils de sécurité dans les couloirs par exemple.
Les enfants devant ces écrits doivent se poser des questions :
- Ces écrits, à quoi ils servent : leur fonction
- Ces écrits, comment ils fonctionnent ? Quelle est leur construction, leurs effets sur le lecteur ?
- Ces écrits, comment on peut s’en servir ?
Les enfants apprenaient ainsi à lire comme ils avaient appris à parler.
L’enfant comme un chercheur, observait, posait des hypothèses, se questionnait avec la classe, avec l’adulte, pour donner un sens.
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Car la lecture, c’est comprendre, c’est donner du sens à ce qu’on lit
Les programmes 2024 du Français pour la maternelle, le CP, le CE1, le CE2 : un non-sens
Eveline Charmeux s’indigne des programmes 2024 pour la maternelle, CP, CE1, CE2 qui demandent d’automatiser le déchiffrage des syllabes : une activité qui n’a aucun sens pour les élèves.
En fait, ce sont certains neuroscientifiques avec à leur tête Stanislas Dehaene qui ont depuis le ministère de J.M. Blanquer dès 2017, imposé une nouvelle pédagogie de la lecture, prétendument innovante car scientifique. Or elle ne fait que raviver la traditionnelle syllabique et en pire, car sous le prétexte de la Science, elle impose une méthode et une seule et par conséquent, détruit la liberté pédagogique des enseignant.e.s. Stanislas Dehaene en impose donc car il a été nommé aux plus hautes fonctions, dans le Conseil Scientifique de l’Education (CSEN) organisme d’Etat constitué en 2018, dont il est le président.
Il faut savoir que tous les neuroscientifiques ne suivent pas Stanilas Dehaene et considèrent que la pédagogie n’est pas de leur ressort. La pédagogie doit rester ce qu’elle a toujours été, un art. Les neurosciences ont leur domaine d’investigation et de recherches par ailleurs.
Eveline Charmeux est totalement opposée aux dernières nouveautés en matière d’apprentissage de lecture, même si Stanislas Dehaene déclare avoir enfin découvert le Graal grâce à ses IRM, imageries cérébrales du cerveau. Tout cet arsenal neuroscientifique est en effet assorti de soit-disant « innovations » :
- Elle a donc vivement critiqué la « fluence » ou lire très vite à haute voix pour un improbable accès au sens. La lecture, une course contre la montre, il fallait y penser ! Photo en notes en bas de cette page d’une lecture de syllabes chronométrées.
- Elle a écarté la vieille querelle entre méthode globale et syllabique : « La syllabique n’a jamais disparu sous les coups de la globale qui n’a jamais été appliquée en France. L’essentiel est de faire comprendre que lire, c’est comprendre le sens de ce qu’on lit, surtout quand manquent à la maison les codes et les aides. » Savoir que l’écrit n’est pas le calque de l’oral.
Les enfants doivent partir d’écrits vrais. Or en CP les écrits sont artificiels, faits pour enseigner la lecture avec une méthode.
Les syllabes, des bouts de phrases, des mots sans liens les uns avec les autres n’ont aucun sens pour les élèves. Parmi ceux-ci, certaines et certains se rebellent, refusent car ils ont besoin de comprendre. Il leur faut un texte avec une histoire à comprendre ou des informations à découvrir. Tout le contraire d’une méthode.
Avec un texte à lire, on a une vue d’ensemble qui donne une première idée de son contenu, ce qui va faciliter la lecture, lui donner une direction, un sens.
Des exemples pour aider les enfants à comprendre
Partir d’une chanson connue des enfants « Sur le pont d’Avignon » par exemple, pour que les enfants parviennent à retrouver la signification des paroles.
Freinet utilisait les écrits des enfants eux-mêmes. Il les faisait lire à partir de ce qui pouvait les intéresser, les toucher.
Quel bilan après le primaire, au collège, en sixième et dans les classes suivantes… ?
Nadine Lanneau, la seconde intervenante du débat, professeure documentaliste à la retraite récente, a approuvé Eveline Charmeux. Forte de son expérience professionnelle, elle a déclaré qu’au collège en sixième elle voyait arriver trop d’élèves…
- qui savaient parfaitement déchiffrer,
- mais ne comprenaient pas le sens de ce qu’elles ou ils lisaient, ou bien comprenaient à moitié.
- D’autres à l’inverse, avaient déjà acquis des compétences remarquables en compréhension.
Et elle avait remarqué que dans la majeure partie des cas, le milieu social, les catégories socio-professionnelles, les fameuses CSP, avaient un rôle déterminant. Les élèves des CSP les plus défavorisées, parce qu’ils n’avaient pas chez eux les aides ni les codes faisaient partie des non-lecteurs et non-lectrices, c’est-à-dire de ceux qui ne maîtrisaient pas la véritable lecture-compréhension, empêchés par un déchiffrage dont ils ne parvenaient pas à sortir. Or, la véritable lecture est absolument indispensable dans toutes les disciplines au collège, pas seulement en français, mais même en mathématiques où la compréhension des énoncés est essentielle.
Toutes deux encouragent donc dès l’école primaire (maternelle, élémentaire surtout en CP) la lecture de textes porteurs de sens.
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L’organisation de l’école et des classes a son importance
D’autre part, les deux intervenantes encouragent à miser sur l’entraide entre pairs. Le public témoigne aussi de l’importance de ces dynamiques collectives : Les enfants apprennent mieux avec l’aide de leurs pairs : les élèves plus grands apprennent aussi des plus petits quand dans les classes on laisse les enfants s’entraider.
Les classes uniques de campagne qui peu à peu ont disparu du paysage scolaire et de certains villages désertés…
Le public évoque alors les classes multi-âges comme les classes uniques : des témoignages sont donnés d’entrées en classe unique de campagne à 4 ans et demie, âge de la maternelle, d’enfants qui au contact d’élèves plus âgés, ont appris à lire presque seuls, en écoutant les plus grands.
Ces classes uniques dont toutes les études ont montré leurs bienfaits, ont disparu ces dernières années : on préfère maintenant regrouper les enfants de plusieurs villages par niveaux dans un seul village. Les enfants y sont transportés en bus scolaire. Un plus quand même par rapport aux classes qui existent en ville (une classe, un âge, un niveau…) A condition d’oublier que ces regroupement participent d’une désertification de nombreux villages en France, on peut y voir un côté positif : Ces nouvelles classes de village regroupent par nécessité, ce qui peut être considéré comme les cycles préconisés depuis la loi d’orientation de 1989 mais jamais ou si peu appliqués en ville. La question reste posée.
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Rôle essentiel des médiathèques, CDI, BCD
Nadine Lanneau a mis en lumière le rôle essentiel dans les apprentissages premiers et continus des bibliothèques, médiathèques, Centre de Documentation (CDI) au collège et au lycée où elle a exercé et de la BCD Bibliothèque Centre Documentaire des écoles maternelles et élémentaires lorsqu’elles fonctionnent.
Bénévole à la médiathèque depuis qu’elle est à la retraite, et dans le cadre de ses actions dans l’association Café’in de Saint Orens de Gameville (31), elle témoigne. Elle reçoit des enfants et des jeunes collégiens qui rencontrent des difficultés dans l’apprentissage de la lecture. Les parents sont en général désemparés. Elle leur dit qu’elle se contentera d’utiliser les ressources de la médiathèque pour amener leur enfant à changer son regard sur la lecture. Car le problème vient de là.
La médiathèque offre des documents sur tous supports, imprimés et numériques. Comme au CDI. On y choisit en fonction de ses goûts comme ce CP venu en milieu d’année pour des difficultés en déchiffrage et qui avait, de lui-même, pris un gros livre documentaire sur « Les requins », fasciné par la photo sur la page de couverture d’un énorme requin !
Utiliser la médiathèque, le CDI, la BCD pour l’apprentissage de la lecture : comment ?
En résumé : il faut faire comprendre à l’enfant qu’il faut d’abord aborder le support dans ses spécificités. Ainsi on ne lit pas un livre documentaire comme une histoire dans un roman ou une revue pas plus qu’un article de revue ou sur une page web. Entre parenthèses, c’est le travail des professeur.e.s documentalistes d’expliquer cela aux élèves. Les enseignant.e.s de toutes disciplines au collège mais déjà en primaire peuvent le faire également.
Dans le cas de ce gros livre documentaire – et il y a eu d’autres exemples – : montrer qu’il existe des aides dans les livres documentaires qui permettent d’appréhender le sens. Dans cet exemple : l’élève se trouvait sur une page, face à une image d’un gigantesque requin près d’une gigantesque baleine (mais quelle échelle ? L’image ne le montrait pas…)
Le texte de la légende a expliqué l’image :
- « Regarde, dans ce rectangle sous l’image, il y a un texte. Je le lis (dans ma tête bien sûr, avec mes yeux) et je lis que ce n’est pas un requin de notre époque. C’est un mégalodon qui n’existe plus ! Et mégalodon signifie grande dent ! »
- – Dessous il y a deux dents, une très grande et une plus petite !
- – Voilà ! Et tu lis quoi ?
- – Il y a écrit « dent » sous les deux dents
- – Bravo ! La grande c’est celle du mégalodon et la petite, celle du requin d’aujourd’hui. »
Depuis nous avons recherché d’autres aides, les tables des matières, les index, etc. Cet enfant qui vient encore avec moi en CE1 depuis la rentrée, parce qu’il a pris plaisir à venir à la médiathèque qui offre aussi des jeux de société, des expositions etc. continue à utiliser ces aides que je montrais aux sixièmes quand j’enseignais au CDI. Et pour lui il est devenu normal de s’appuyer sur ces outils.
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Grandeur et décadence d’un outil essentiel en primaire : les BCD et le devenir de notre Ecole
Eveline Charmeux : il y a eu une période entre 68 et après où une école nouvelle s’est profilée.
Nadine Lanneau : j’ai eu une professeure de français en seconde en 1970 qui suivait les cours de Sciences de l’Education nouvellement créés et qui disait « Tous les élèves sont éducables. » Depuis, ce slogan émancipateur est passé de mode, semble-t-il.
- On a pris les analyses des sociologues comme Pierre Bourdieu qui montrent que les élèves de classes inférieures ont des handicaps culturels et sociaux (et ce n’est pas nouveau, ça a toujours existé depuis Jules Ferry), pour dire que ces élèves-là ne peuvent pas s’en sortir. Or, pour les sociologues ce sont des constats qui ne déterminent pas à tout prix le devenir de ces élèves. Le problème, c’est que d’abord il y a eu ce détournement de leurs analyses qui a par voie de conséquence permis d’éviter de trouver des solutions pour transformer l’Ecole… A quoi bon ? C’est la fatalité ! Alors que d’autres études montrent les exemples positifs des systèmes scolaires à l’International !
- Et l’on connaît les dérives encore plus graves à l’heure actuelle, où les derniers ministres ne se cachent même plus pour favoriser un tri social ! Le revendiquer !
Une école nouvelle, des écoles expérimentales ont existé
Dans les années 1960-2000 dans le service public d’éducation, de nombreuses écoles expérimentales en liaison avec l’Institut national de la Recherche Pédagogique ont inventé une nouvelle école, une pédagogie différente de la lecture pour sortir du déchiffrage et un outil, les BCD Bibliothèques Centres Documentaires, lieux d’observation de tous les écrits et d’exposés par une fréquentation quotidienne. Un comité de gestion associait élèves, parents, bibliothécaires : ouverture de l’école !
- Citons dans les années 60, l’école Vitruve à Paris : elle existe encore.
- De 1970 à 2000, citons le groupe scolaire de La Villeneuve de Grenoble, avec 5 écoles primaires et un collège, au bas des immeubles d’un quartier innovant. Ce projet soutenu par des inspecteurs de l’Education nationale a disparu après 2000, l’administration de l’Education nationale n’a plus aidé.
Les suites… années 1980
Dans les années 1980, la généralisation à la fois des Bibliothèques Centres de Documentation à toutes les écoles françaises, maternelles et élémentaires avec des envois massifs de cartons de livres) fut imposée, sans formation des maîtres. Des parents, des enseignants du secondaire, des bibliothécaires furent alors appelés à la rescousse par des équipes désorientées. D’autres équipes étaient déjà engagées dans ce projet d’une nouvelle façon d’apprendre à lire, avec une nouvelle manière de considérer le statut de l’enfant. C’étaient et ce sont toujours des équipes d’enseignant.e.s militants dans l’Education Nouvelle.
Depuis cette époque, le manque de moyens et de formation a signé le déclin de ce projet : si les BCD existent encore sur le papier, ce ne sont plus que des coquilles vides…de sens.
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NOTES
A la médiathèque, dans le cadre de l’association Café’in de Saint Orens
N. Lanneau, professeure documentaliste, maintenant à la retraite, fait profiter de son expérience professionnelle :
- en proposant aux enfants à partir du CE2 (8-9 ans) et aux jeunes de collège et de lycée, un entraînement lecture sur le logiciel Elsaweb de l’AFL (Association Française pour la Lecture). Les plus jeunes bénéficient de tout l’environnement de la médiathèque et de ses animations.
- Le logiciel permet de dépasser le déchiffrement, d’une lecture syllabique à haute voix (et dorénavant, avec la fluence, à toute vitesse), pour accéder à la véritable lecture, la lecture silencieuse avec les yeux, seule à même de faire comprendre ce que l’on lit.
- En effet, il n’y a que deux sortes de lecture : la silencieuse avec les yeux pour comprendre et la lecture pour communiquer à voix haute. Celle-ci doit d’abord être comprise silencieusement avant d’être communiquée à haute voix, si besoin est, dans des exposés, des oraux, des poésies, du théâtre etc.
- Beaucoup trop d’élèves ne parviennent pas à sortir des habitudes néfastes prises dès le début de leur apprentissage. Elles les handicaperont dans leurs études et dans leur vie en société. Bien sûr, on peut toujours se débrouiller mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Le logiciel d’entraînement à la véritable lecture, a d’abord été utilisé dans l’Education nationale à partir de 1983, dans les écoles, sous la forme d’ELMO (Entraînement à la Lecture sur MicroOrdinateur).
« En 1996, le logiciel ELSA (Entraînement à la Lecture Savante) succède à ELMO pour profiter de l’ouverture et de la souplesse de l’informatique et mieux diversifier les scénarios de ses exercices et leurs bibliothèques de textes. En novembre 2015, l’Association Française pour la Lecture, mouvement pédagogique de Recherche-Action (sans but lucratif), propose un elsa sur le web. Cette plateforme – qui s’ajuste au niveau et aux difficultés de chaque utilisateur – se complète d’une partie réflexive afin de permettre à celui qui s’entraîne de revenir sur sa manière de procéder pour en prendre conscience et personnaliser ainsi ses compétences. »Sur le site de l’AFL. On peut tester le logiciel gratuitement. Ces outils sont le fruit d’un travail collaboratif entre chercheurs français et chercheurs de l’Uquam de Montréal.
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Un exemple de fluence : une page de syllabes à lire très vite, chronométrée : L’élève a lu les 6 colonnes en 1 mn.
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Photos de l’exposition de livres à la médiathèque : on peut les emprunter